26 avril 2024

Esquisse du monde d’après: épisode 1

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Alors que le brouillard en cette matinée d’hiver se dissipait, le jeune Eugène descendait de son train. Son regard, perdu face à l’immensité de cette gare dans ce grand champignon urbain qu’était devenu Paris le freina dans son entrain. Lui, qui sortait de plusieurs années de détention dans une prison militaire, fut brusquement confronté à ce monde qu’il avait auparavant tenté de fuir. Le retour de ce Robinson à sa ville natale fut en réalité vécu comme une véritable agression :  » – Bon sang, mais quel est cet horrible endroit ?  » Se disait-il. Tout le surprenait, le repoussait et était une menace pour lui. Les lumières si vives, les bruits tous aussi variés les uns que les autres. Et puis cette foule. Il ne voyait plus qu’elle. Ce magma indifférencié de badauds masqués et sans visage l’effrayait. Tout en progressant au milieu de ce troupeau qui se mouvait machinalement, lui, sans son voile totalitaire, apparaissait pour la plus intrigante des attractions. Il comprit bien pour quelle raison il était l’objet de tant d’attentions. Cela le renforçait dans son sentiment de singularité, mais le mettait à dire vrai terriblement mal à l’aise. « – Que veulent ces êtres ? » Disait-il à voix basse. La stupéfaction fut autant du côté d’Eugène que des voyageurs. D’ailleurs où allaient-ils tous pour être si nombreux, se demandait-il. Malgré toutes ces questions qui l’assaillaient, il poursuivit sa route dans ce centre de la modernité agressive. Les publicités, la police, les contrôleurs ou agents de sécurité provenant des terres subsahariennes lui rappelaient au bon souvenir de cette Babylone moderne. Il se sentait épié, scruté comme la plus originale des créatures à une exposition naturelle. Lui, ce résidu de la fin de l’espèce humaine encore si peu altéré par son milieu apparaissait comme le bon sauvage aux yeux des autres. Eugène était l’attraction autour duquel tout le monde s’attroupait, mais refusait de s’approcher. Avaient-ils peur, étaient-ils tous devenus si méfiants, se demandaient-ils ? Il parvint tout de même à se frayer un chemin au milieu de ces êtres sans visages jusqu’à un guichet.

Il chercha nerveusement dans sa poche un papier où il avait noté une adresse. Lorsque vint son tour sa surprise fut pleine. Lui qui s’attendait, si naïvement, à s’adresser à un vulgaire être humain, n’entendit qu’une simple voix. Un son précis et sans âme. Cette voix artificielle sortait d’une étrange boîte noire. Eugène cherchait alors frénétiquement la provenance de ce son étrange. Il fut cependant aiguillé par une vive lumière rouge qui s’alluma sur cette boîte. Il eut alors l’occasion de s’adresser à cet objet de curiosité. Il crut percevoir une voix féminine : –  » Bonjour chère madame, je souhaiterais avoir un plan de la ville » , dit-il à la manière d’un homme de l’ancien monde – « Veuillez répéter votre demande » prononça machinalement cet objet. Désarçonné, Eugène répéta à plusieurs reprises sa demande. Il eut le chaleureux plaisir d’avoir la même réponse, encore et encore, sans aucune variation de voix ni de ton. Aucun signe d’humanité, aucun début de preuve d’une quelconque personne dans cette boîte. Seulement une simple voix. À mesure que son assurance de façade se dissipait l‘ impatience des autres usagers se firent sentir. Une vielle personne s’approcha alors de lui et dit avec véhémence : « – Monsieur, pouvez-vous mettre votre barrière faciale s’il vous plaît ? « Perturbé par tant de promptitudes, Eugène, alors presque pétrifié par cette interaction semi-humaine ne répondit pas. La vielle personne reprit alors son invocation avec plus d’entrain. Elle lui apparaissait comme investit d’une mission. Eugène prit alors aussitôt ses affaires et prit la tangente face à cet individu dont il ne parvenait ni à voir les yeux, ni à déterminer précisément son âge, son sexe ou même la nature de sa présence en un tel lieu. C’était donc ça les personnes qui lui avaient tant manqué. Lui qui n’avait eu comme interlocuteur pendant toutes ces années qu’un gardien et un rat qui lui rendait régulièrement visite. Cependant, Eugène accéléra le pas lorsqu’il vit que cet être avait fini de réciter son credo et le suivait accompagné de gardes à peau sombre qu’elle avait rameuté. Son empressement fut de plus en plus grand. Sa vue se rétrécissait face à cette menace. Lui, qui ne parvenait pas à cacher sa nature humaine au milieu de cette foule robotique, décida alors de sortir au plus vite de cet endroit. Il ne cessait de bousculer des passants, de heurter des panneaux publicitaires. Il eut le temps de percevoir tantôt un panneau pour un implant auditif capable de jouer les musiques du moment dans votre cerveau. Il vit aussi des publicités pour un exosquelette pour les ouvriers, une autre pour robot d’aide à domicile et tout autre sorte d’étrangetés pour ce rescapé de l’ancienne civilisation.

Lorsqu’il parvint enfin à s’extraire de toute cette ambiance si pesante, il réussit à regagner le grand air. Ses poursuivants semblaient avoir lâché l’affaire. Son air inquiet et la peur le firent devenir tout ce qu’il y a de plus normal au milieu de ce peuple étrange. Eugène fut alors en sécurité. Lui qui avait passé tant d’années dans ce qu’il appelle sa boîte, n’avait envie que d’une chose, sentir à nouveau le grand air. Il avait tant rêvé de cet air pur depuis sa cellule. Il n’avait senti pendant ces 15 années de détention que l’air lourd de sa boîte. Lui qui avait passé toutes ces années seul, avec pour unique visite qu’une simple trappe qui s’entrouvrait et laissait apparaître un semblant de repas. Il s’occupait l’esprit à fantasmer ce moment de liberté. À de si nombreuses occasions de désespoir, dans sa solitude, il pensait à ce moment comme une bouée à laquelle se rattacher. Cette thérapie par la sublimation fut la principale activité de sa détention. Eugène était passé maître dans l’art d’imaginer toute sorte de situations. Parmi tout ce qu’il avait imaginé, rien ne fut plus brutal que la laideur de la réalité.

Or, quelle ne fut pas sa surprise, pire son effroi lorsque son fantasme de liberté fut confronté à la réalité de cet enfer moderne. L’air y était suffoquant, lourd et chargé d’une matière noire à peine perceptible. Le ciel y était si sombre qu’il crut y revoir le plafond de sa boîte. Après tant d’années à contempler la même vue, après tant d’années d’espoir, le monde qu’il espérait retrouver ressemblait en réalité à sa cellule. Sa boîte s’était ouverte et l’avait relâché pour mieux se refermer autour de lui et des gens qui l’entouraient. Ces êtres, sans aucun élan vital, sillonnaient avec leur technologie sur leur peau le parvis de la gare. Le ciel si absent de toute douceur qu’il recherchait tant, contrastait avec la présence oppressante des lumières artificielles qui l’entouraient. Lui qui avait été plongé aussi longtemps dans la nuit, était soudain confronté à un jour sans fin. Ces lumières provenaient des immenses immeubles et de tout cet attirail urbain qu’il ne savait pas décrire. Elles avaient même réussi à l’empêcher de distinguer le jour de la nuit. Le soleil était difficile à percevoir à cause des éclairages, et les étoiles disparaissaient sous la myriade de drones qui circulaient au-dessus de sa tête. Lorsqu’il leva les yeux. Eugène fut stupéfait par ce balai ordonné de ces objets volants. Ces oiseaux modernes suivaient une trajectoire précise, sans hésitation. Le tout se faisait dans un ordonnancement aussi précis qu’une partition de musique. Ce va-et-vient d’objets volants l’intrigua comme la découverte du feu par un sauvage. Lui, le nouveau sauvage dans ce monde désincarné se répétait inlassablement à lui-même telle une litanie expiatoire :  » Bon sang, mais où suis-je ?« 

Il tenta alors de se réfugier dans la gare comme un citoyen-consommateurs dans ces temples du veau d’or. Cependant, il ne parvint pas à rentrer. La porte qu’il avait empruntée pour sortir ne s’ouvrait pas. Il cherchait alors un regard complice pour trouver de l’aide. Or, ce fut toujours la même chanson. Un inlassable bal désarticulé d’êtres sans regard, sans aucune expression à laquelle se rattacher. Il entendit alors une voix : « – Excusez-moi monsieur ! » Eugène se retourna aussitôt et vit un individu qui ne pouvait pas être un homme. Ça n’était pas une femme non plus pardi ! Tant de questions parcourent son esprit. Ces dernières furent abrégées par cette personne qui le bouscula pour passer son chemin. Or, les portes ne restèrent pas fermées devant lui. Eugène continua alors d’attendre devant cette fameuse porte. « – je pourrai peut-être faire le tour », se disait-il. Rien à faire, il demeurait si interloqué par cet événement qu’il ne fit plus aucune action. Il attendit alors le prochain passant en espérant plus de réussite. À la venue d’une femme somme toute très belle, comme le laissait présager ses courbes fines, Eugène s’écarta, mais vit qu’elle colla sa main sur le portique. « Que peut-elle bien avoir dans sa main pour passer et moi non ? » Dit-il à haute voix. À cette parole prononcée comme un cri d’exaspération un autre badaud provenant de ce flot incessant de voyageur lui dit : « – Et bien mon gars, tu viens d’où toi ?« 

« – d’une boîte lointaine monsieur ! » 

« – Tiens donc ! Et elle ressemble à quoi ta boîte ?  » Rétorqua l’homme qui apparaissait comme suspicieux.

 » – Elle n’est pas si différente d’ici à l’exception qu’il y fait moins lumineux. » Dit Eugène en hésitant

 » Et bien l’ami je ne sais pas d’où tu viens, mais tu n’iras pas bien loin si tu ne sais pas te servir de ta marque » affirma l’homme. 

 » Quelle marque ? » Répondit Eugène avec surprise. 

 » Ta marque citoyenne enfin ! Tu viens d’où comme ça ? Ne me dis pas que t’es un de ces fameux sceptiques. Regarde où on en est à cause d’eux maintenant. Pousse-toi donc de là !« , énonça l’étranger d’un trait en même temps qu’il passait les portiques de contrôle. 

Eugène fut si stupéfait de ce qu’il venait de voir, lui qui avait été coupé de toute interaction pendant toutes ces années. Il fit demi-tour et renonça à rentrer. Il se résigna à faire quelques pas sur le parvis qu’il n’avait toujours pas quitté. Eugène fut pensif et descendit finalement les marches de la gare. Il s’arrêta face à l’avenue principale. Ce grand bonhomme, si amaigri, sans aucune affaire personnelle et sans le sous, se retrouva confronté à la réalité. Ce monde avait changé. Sa vie d’avant qui lui manquait tant ne reviendra plus. Il allait devoir rentrer dans ce monde hostile, ou le fuir… 

 

La suite au prochain numéro:

 

Le Cosaque

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