18 avril 2024

Exclusivité LRDM: Entretien de Youssef Hindi pour le Journal égyptien Al-Dostor en version française

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PRÉCISIONS IMPORTANTES : Le journal égyptien Al-Dostor qui m’a interviewé a gravement amputé et modifié mes réponses, en m’attribuant des propos qui ne sont pas les miens. La version que vous allez lire est l’originale. Al-Dostor a publié dans ses colonnes la version tronquée et modifiée de l’entretien.
J’ai demandé à la journaliste de Al-Dostor, Amina ZAKI, qui m’a interviewé pourquoi ils ont amputé, simplifié et modifié mes réponses. Elle m’a répondu que c’était en raison de la visite de l’émir du Qatar en Egypte. Pour information, le journal Al-Dostor est dirigé par Mohamed OMAR.

 

Al Dustour : Comment voyez-vous la présence des Frères musulmans en France aujourd’hui ?

Youssef Hindi : L’implantation des Frères musulmans en France s’est intensifiée pendant les mandats des présidents Nicolas Sarkozy et François Hollande. Cela s’explique notamment par le fait que le Qatar, qui a succédé à l’Arabie saoudite comme parrain des Frères musulmans, a entretenu des relations très étroites avec les responsables politiques français durant cette période.
Le Qatar, grand promoteur du terrorisme et acteur de la destruction de la Libye et de la Syrie, a offert, via son ambassade en France, des montres Rolex à des hommes politiques français : des montres à 6 000 euros pour les députés et des montres à 80 000 euros pour les ministres. Ces représentants du peuple français se sont également vu offrir des bons d’achat dans des magasins de luxe.
Fin novembre 2015, un parlementaire LR (Les Républicains) s’alarmait du poids pris par le Qatar en France :  » Ils sont chez nous, on leur passe tout et il y a de la corruption pour acheter des mecs, ils sont prêts à tout pour vous acheter  » disait-il.

Après son mandat, le président néoconservateur Nicolas Sarkozy, qui était à la pointe de la guerre contre la Libye, a été payé 100 000 euros par le Qatar pour une conférence de 45 minutes qu’il a donnée le 6 décembre 2014 à Doha.
Ce système de corruption explique également pourquoi les dirigeants français ont laissé la voie libre aux réseaux d’influence des Frères musulmans (financés par le Qatar) et des saoudo-wahhabites, qui se sont implantés en France et endoctrinent une partie de la jeunesse musulmane avec l’aval de l’État français.
La plus grande ONG (organisation non gouvernementale) du Qatar, Qatar charity, fondée en 1992, subventionne des associations, des centres islamiques, des mosquées, des lycées (comme le lycée Averroès de Lille, dirigé par Amar Lasfar, le président des  » Musulmans de France « , ex-UOIF, qui est une émanation des Frères musulmans). Cette ONG qatarie est active sur plusieurs continents : en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie. Le Qatar, par le biais de son ONG, a lancé 140 projets à travers l’Europe, en lien avec l’écosystème des Frères musulmans (associations et personnalités).
L’Italie est le premier pays européen visé (50 projets), puis la France avec 26 projets, suivis par l’Espagne, l’Allemagne, la Suisse, l’Angleterre, la Norvège, la Pologne, l’Ukraine, la Crimée, le Luxembourg.

Les centres qu’ils financent sont des centres de vie, comme la mosquée-cathédrale de Mulhouse (plus de 25 millions d’euros) : bibliothèque, restaurant, piscine, morgue. Au sein de l’association Qatar charity, il existe un programme de prosélytisme des Frères musulmans, appelé El Rey. Ce programme finance tous les centres islamiques des Frères musulmans en Europe. Des valises ont été envoyées pour financer l’institut de formation des imams de Château Chinon (dans le Morvan).

Outre les jeunes musulmans des banlieues, ce prosélytisme wahhabite de l’association caritative du Qatar vise les lieux d’arrivée des migrants en Europe.

Al Dustour : Quels sont les dangers des groupes d’islam politique et des Frères musulmans en général ?

Youssef Hindi : Les dangers des Frères musulmans sont bien connus, car nous les avons vus à l’œuvre depuis leur fondation par Hassan Al Banna en 1928. Il s’agit d’une organisation de subversion, révolutionnaire et, dans certains cas, terroriste. Ils se sont spécialisés dans la déstabilisation des États musulmans. En Egypte à l’époque de Nasser, mais aussi en Arabie Saoudite, pays dans lequel ils se sont réfugiés, et plus récemment en Syrie où l’organisation terroriste Armée syrienne libre, qui a tenté de renverser Bachar el Assad a été financée et pilotée en partie par les Frères musulmans.
Les Frères musulmans, puis l’Armée syrienne libre, se sont alliés à Al Nosra (Al Qaeda) et à Daech contre l’État syrien.

En Europe, les Frères musulmans n’ont ni le pouvoir ni la capacité de renverser les États. Le terrain n’est pas le même que dans les pays arabo-musulmans. Mais tous ceux qui ont commis des attentats en France ont été en contact d’une manière ou d’une autre avec des membres des Frères musulmans. Ceux qui sont revenus commettre des attentats ces dernières années ont été protégés des années 1990 à 2011 par des dirigeants et hauts fonctionnaires français. Certains frères musulmans recherchés par Interpol ont été protégés par l’État français. Par exemple : Tahar Moubari, responsable des opérations spéciales, c’est-à-dire des attentats terroristes qui ont été commis en Tunisie entre 1987 et 1991, était en France alors qu’il était recherché par Interpol.

Al Dustour : De nombreux rapports indiquent que le groupe souffre d’un état de division et d’un manque de financement matériel. Votre commentaire ?

Youssef Hindi : Pour le comprendre, il faut revenir à la défaite des Frères musulmans et du Qatar dans leur guerre contre la Syrie, suite à l’intervention de l’Iran et de la Russie.
Début 2017, Donald Trump vient d’être élu, les démocrates qui ont soutenu les Frères musulmans pendant le printemps arabe, ne sont plus au pouvoir. Le Qatar, principal pourvoyeur de fonds aux terroristes en Syrie, tombe en disgrâce, et les Frères musulmans avec eux. Un conflit éclate alors entre l’Arabie saoudite et le Qatar. L’Arabie saoudite veut reprendre le leadership de l’islam politique que le Qatar a usurpé lors du printemps arabe. Mais il est nécessaire de faire un peu d’histoire pour comprendre les tenants et les aboutissants.

Le conflit entre l’Arabie saoudite et le Qatar couvait en réalité depuis plusieurs années.
L’Arabie saoudite a soutenu financièrement pendant plusieurs décennies, avant de les abandonner – en raison de leur activisme révolutionnaire dont le royaume saoudien a souffert – l’une des principales armes anglo-américaines de déstabilisation du monde musulman : les Frères musulmans.

Le divorce entre les Saoudiens et les Frères musulmans a été consommé dans les années 2000. Le prince Nayef bin Abdelaziz Al Saoud (1934-2012) a déclaré :  » Nous avons trop aidé les Frères musulmans qui sont la cause des problèmes du monde arabe, et peut-être du monde musulman« . Le sixième dirigeant des Frères musulmans, Maamoun al-Hudhaybi (1921-2004), s’est dit  » choqué et attristé « . En juin 2006, lors d’un colloque sur  » Le concept de gouvernement civil dans la confrérie « , Abou al-Fatuh, membre du Bureau de l’orientation de la confrérie, en réponse au régime saoudo-wahhabite, a qualifié le wahhabisme « d’islam bédouin qui a répandu l’extrémisme et le terrorisme et réduit l’islam à des signes trompeurs, comme le port de robes courtes (la marque des dignitaires religieux) et des récits sans valeur« .

Suite à cette rupture, le Qatar a pris le relais des Saoudiens dans le soutien aux Frères musulmans.
Le tandem Qatar/Frères musulmans sera à l’avant-garde de la déstabilisation de la Libye, de l’Egypte, de la Tunisie et de la Syrie dès 2011. Le Printemps arabe, qu’il faudrait appeler le  » Printemps sioniste « , a été mis en œuvre pour accomplir le plan israélien de dépeçage du monde musulman (Plan Oded Yinon, 1982) actualisé et mis en œuvre par les États-Unis (Initiative pour le Grand Moyen-Orient, 2002).
Le Qatar, par son hyperactivité et profitant du contexte, va alors supplanter l’Arabie Saoudite dans un domaine qui lui appartient historiquement : le financement du terrorisme, outil géostratégique de l’Oncle Sam….La rivalité et la haine entre l’Arabie saoudite et le Qatar seront donc exacerbées par le printemps arabe. Mais ne vous y trompez pas, l’Arabie saoudite a fourni aux terroristes en Syrie des armes et d’importantes sommes d’argent, tandis que la CIA a formé les terroristes à l’utilisation des AK-47 et autres missiles antichars, suite à une autorisation secrète donnée par le président Obama à la CIA en 2013, comme le rapporte le New York Times :  » Les Qataris ont également contribué à financer la formation et ont permis qu’une base qatarie soit utilisée comme lieu d’entraînement supplémentaire. Mais les responsables américains ont déclaré que l’Arabie saoudite était de loin le plus grand contributeur à l’opération.  »

Cependant, durant le second mandat du démocrate Barak Obama, les États-Unis se sont éloignés des Saoud au profit des Frères musulmans (et donc du Qatar, qui est la source de son financement) qu’ils soutiennent depuis les années 1950, mais aussi au profit des négociations nucléaires iraniennes avec le libéral Rohani. Les pétromonarchies, qui ne sont au fond que des outils des Etats-Unis et d’Israël, font les frais des changements d’administration aux Etats-Unis tous les quatre ou huit ans. Il faut savoir que, surtout depuis Bush père (qui était un véritable parrain et un second père pour le prince Bandar, ancien ministre de la Défense qui gérait le terrorisme international), les principaux alliés des Saoudiens aux États-Unis sont les Républicains.

Avec Donald Trump, on assiste au retour des républicains néo-conservateurs (qui ont subjugué Trump) à la tête de l’administration américaine et qui renouent avec les Saoudiens au détriment des Iraniens et des Qataris. Le contrat d’armement signé avec Trump signifie le renouvellement de l’alliance de 1945 entre Roosevelt et Abdelaziz ibn Saoud. Mais depuis le retour des démocrates au pouvoir, avec Joe Biden, les liens entre les États-Unis et l’Arabie saoudite se sont à nouveau distendus.
Comme je l’ai dit, les Frères musulmans et le Qatar ont été affaiblis par leur échec en Syrie, et les puissances rivales des États-Unis en ont profité pour faire entrer le Qatar dans leur giron, et ainsi mettre fin à son activisme terroriste, et peut-être au financement des Frères musulmans.

En 2017, les Saoudiens ont tenté de changer le régime du Qatar pour transformer le pays en vassal. Mais plusieurs pays s’y sont opposés. La Turquie notamment – le sentiment de solidarité d’Erdogan envers le petit émirat est compréhensible8, puisqu’il a été, avec le Qatar, l’un des principaux soutiens des Frères musulmans dans la destruction de la Syrie – et le Pakistan, qui a envoyé au Qatar respectivement 5 000 et 20 000 hommes9 pour protéger le régime d’une éventuelle agression.
Depuis, un certain nombre de pays musulmans (Maroc, Oman, Koweït) soutiennent le Qatar, refusant l’injonction des Saoudiens qui sont contraints de relâcher la pression.

L’une des hypothèses avancées pour expliquer la crise actuelle est la coordination des actions du Qatar avec l’Iran en Syrie. Selon le média russe Sputnik  » des sources diplomatiques qataries rapportent que le Qatar tente de se coordonner avec l’Iran en Syrie, ce qui expliquerait en partie la crise des relations entre Doha d’une part et Riyad et ses alliés d’autre part. En ce sens, la publication des propos positifs de l’émir Tamim bin Hamad al-Thani à propos de Téhéran sur le site web de l’agence de presse qatarie, qui serait le résultat d’un piratage, ne pourrait être une coïncidence. Des sources diplomatiques russes estiment que l’aspiration du Qatar à établir une coopération avec l’Iran, notamment sur la situation en Syrie, le distingue des autres monarchies du Golfe.  »
Selon une autre source,  » il s’agit de réduire la tension entre les groupes armés supervisés par Doha et les militaires et volontaires iraniens.  »
L’analyse du politologue russe Stanislav Tarassov va dans le même sens :  » En Syrie, il y a maintenant une relative stabilisation de la situation en faveur des forces gouvernementales et de Damas, qui est également soutenue par l’Iran. Au Yémen, les combats se poursuivent et les insurgés, qui bénéficient des sympathies de l’Iran, se battent contre la coalition arabe dirigée par l’Arabie saoudite, et Doha est depuis longtemps soupçonnée dans le Golfe de se ranger du côté de l’Iran… Et l’Iran, de son côté, déclare que ce règlement ne peut être qu’inter-syrien et que les pays occidentaux, les États arabes et la Russie ne devraient être que des observateurs et dans une certaine mesure des garants. « 10

C’est le renversement complet du rapport de force dans la guerre entre la Syrie et les groupes terroristes, depuis l’intervention russe, qui a évidemment contraint le Qatar à initier une coopération avec l’Iran sur le terrain, le tout supervisé par les Russes. D’ailleurs, le 10 juin 2017, le ministre qatari des Affaires étrangères Mohammed bin Abderrahmane Al Thani, s’est rendu à Moscou pour rencontrer son homologue russe, Sergueï Lavrov11, probablement pour trouver une forme de soutien.

Al Dustour : Selon vous, pourquoi la Confrérie tente-t-elle de pénétrer les sociétés européennes, notamment l’Allemagne, la France et l’Autriche ?

Youssef Hindi : Il s’agit de pays où le nombre ou le pourcentage de musulmans est important. L’objectif des Frères musulmans, comme les wahhabites depuis plusieurs décennies, est d’avoir une emprise sur ces populations musulmanes en Occident. C’est un travail d’influence, de géopolitique des religions mené par les Ikhwan et les pétromonarchies wahhabites. Ces musulmans peuvent alors être utilisés comme une cinquième colonne dans les pays occidentaux.
Il ne faut pas non plus oublier que les Frères musulmans et les Wahhabites sont des alliés des puissances anglo-américaines. Ils sont utilisés pour déstabiliser les pays musulmans, et comme menace fictive ou réelle dans les pays occidentaux pour terroriser les populations, par des attentats. Cela permet aux dirigeants des États-Unis et de l’Europe de désigner les musulmans comme une menace, dans le cadre de la stratégie du choc des civilisations.

Christoph Hörstel, ancien instructeur au centre de commandement de l’armée allemande, parle d’un  » management de la terreur  » qui consiste à fabriquer ou à laisser se produire des attentats afin de distraire la population et surtout de détourner sa colère en période de crise économique. Cet expert affirme que tous les gouvernements membres de l’OTAN mentent, car les auteurs des attentats sont, selon lui, dans 95% des cas très bien connus des services de sécurité12.
Ce prétexte de la lutte contre le terrorisme a été très utile pour imposer des lois liberticides et la surveillance des populations dans le monde occidental.

Al Dustour : Comment voyez-vous les récentes mesures prises par le gouvernement autrichien pour dissuader les groupes d’islam politique, notamment les Frères musulmans ?

Youssef Hindi : Pour être précis, l’Autriche n’a pas interdit les Frères musulmans, mais a simplement interdit leur symbole. Le 8 juillet 2021, le Parlement autrichien a interdit l’exposition, l’affichage, le port ou la distribution des symboles des Frères musulmans.
Il s’agit donc d’une semi-interdiction, car les organisations Ikhwani en Europe ne se présentent pas comme des Frères musulmans, même si elles en revendiquent l’héritage. Cela permet à l’Ikhwan de s’établir et de se répandre sans être formellement interdit.

Ceci étant dit, les Frères musulmans perdent du terrain depuis leur défaite en Syrie, comme je l’ai dit. Cela explique cette loi autrichienne, et aussi un changement de position de l’état français. Le 26 avril 2018, à Paris, s’est tenue la conférence internationale  » No Money for Terror « , au cours de laquelle le ministre des finances qatari a annoncé une série de mesures pour mieux contrôler les organisations caritatives, qui financent aussi et surtout les Frères musulmans en Europe.
Dans le discours de conclusion de cette conférence, le président français Emmanuel Macron déclare :
 » Nous avons été, parfois collectivement, des apprentis sorciers, par naïveté ou par conviction, mais les résultats étaient les mêmes. Beaucoup trop de pays ont nourri des mouvements directement terroristes ou liés au terrorisme. Il existe aujourd’hui des associations, des groupes, qui au nom d’une religion, au nom d’actions caritatives, collectent des dons privés qu’ils détournent à des fins qui ne sont pas celles initialement promises. Nous devons, par notre coopération, lutter contre ces comportements. « 13

Al Dustour : Les Frères musulmans ont-ils réussi à gagner les partis de gauche en Europe ?

Youssef Hindi : Non, on ne peut pas parler en ces termes. Il y a effectivement des Frères musulmans qui ont des liens avec des élus de gauche. On a vu des imams ikhwani appeler, dans leurs mosquées, à voter pour la gauche malgré leur programme promouvant l’homosexualité et l’homoparentalité ; et ce en échange de subventions. Mais il n’y a pas de pénétration des Frères musulmans dans les partis de gauche pour les conquérir. Mais aussi bien les Ikhwan que les partis de gauche manipulent les musulmans.

Al Dustour : La Confrérie apparaît intentionnellement en permanence sous l’apparence de la victime et émet un discours démocratique, mais elle met en œuvre ses agendas en secret. Comment révéler les méthodes de la Fraternité ?

Youssef Hindi : Je pense que la meilleure façon de révéler les méthodes des Frères musulmans est de remonter à leurs origines, à l’époque d’Hassan al-Banna et de ses manœuvres, notamment dans les années 1940. Dans mon livre,  » L’islam politique  » (KA Editions en partenariat avec Strategika14), j’ai retracé l’histoire du wahhabisme, du réformisme islamique et des Frères musulmans. J’ai analysé les méthodes et les politiques d’Hassan al-Banna. Hassan al-Banna a enseigné à ses adeptes :  » Et si l’on vous dit : « C’est de la politique », répondez : « C’est l’Islam, et nous ne connaissions pas ces distinctions ». Et s’ils vous disent : « Vous êtes des propagandistes révolutionnaires », répondez : « Nous sommes les propagandistes d’une Vérité et d’une Paix en laquelle nous croyons et dont nous sommes fiers. S’ils se dressent contre nous et bloquent la route devant notre appel, Dieu nous a permis de nous défendre, et vous êtes les insurgés, les oppresseurs.  » (dans le journal Al-Ikhwan al-Muslimin, 20 mai 1954)
Al-Banna a collé une terminologie islamique à une doctrine révolutionnaire qui instrumentalise la religion à des fins politiques.

En 1940, l’organisation des Frères musulmans, déjà très puissante, compte 250 000 membres (selon al-Banna). La même année (ou en 1942 selon les sources), Hassan al-Banna crée la branche armée des Frères musulmans, l' » Organisation secrète « , pour  » lutter contre les Britanniques, faire la guerre aux ennemis du mouvement et accomplir le devoir du djihad « .
L' » Organisation secrète « , créée sous le prétexte d’une  » lutte anti-britannique et antisioniste « , est rapidement utilisée à d’autres fins ; elle est, selon un témoignage (Al Uqali),  » l’atelier du mouvement, son bras armé qui prépare la prise du pouvoir « .

Abd al-Azim Ramadan, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Menoufeya, affirme que les dirigeants de l’Organisation secrète assuraient aux recrues que l’Organisation secrète était destinée à la lutte anti-britannique et qu’elles n’ont été endoctrinées qu’ensuite, et progressivement15.

Abd al-Magid Hasan, qui a assassiné le Premier ministre Nuqrashi en 1948, rapporte qu’on lui a expliqué lors de son recrutement que les Frères musulmans devaient recourir aux armes.
Hassan al-Banna veut le pouvoir, et pour ce faire, il veut éviter d’effrayer les élites et les Britanniques. La lutte contre l’occupant britannique ne figure pas toujours dans son « agenda » des priorités, qui sont politiques et perçues comme de la politique politicienne. Il a deux fers au feu et peut abandonner temporairement les revendications nationalistes pour des gains immédiats (accès au papier journal à des prix subventionnés, par exemple).

Un autre exemple est la prise de distance d’Hassan al-Banna en 1946 par rapport à l’agitation nationaliste menée par le Wafd et les marxistes. Certains diront qu’il s’agissait d’un manque d’appréciation de l’humeur de la population, d’une erreur de calcul politique. D’autres, comme Husayn al-Shafi, qui était proche de la Confrérie, y verront une perversité d’al-Banna :  » Un musulman ne soutient la prédication de l’Islam qu’après s’être assuré : est-elle sincère ? Est-il prêt à se sacrifier et à donner ? Ce qui n’était pas le cas des Frères.  »

En 1948, l’aile paramilitaire des Frères musulmans,  » l’Organisation secrète « , assassine le Premier ministre égyptien Mahmoud al-Nukrashi. Alors que le pays est en guerre contre Israël (1948) et que la sécurité intérieure est vitale, les Frères musulmans commettent d’autres actes de violence : assassinats, dynamitage d’établissements, attentats contre des Égyptiens. La concomitance de la guerre contre Israël et des attentats commis par les Frères en Egypte pose question. C’est ce qui conduira Mahmoud al- Akkad à considérer les Frères musulmans comme des alliés d’Israël.

Les attentats des Frères musulmans s’ajoutent à un autre fait scandaleux, à savoir le soutien des Frères musulmans au gouvernement  » anglophile  » de Sidqi Pacha (février-décembre 1946), rejeté par la rue égyptienne. Sidqi Pacha était ouvertement en faveur d’un accord avec les puissances occidentales.

L’un des officiers proches des Ikhwan, Khalid Muhyi al-Din, témoigne :  » Les Frères ont ainsi révélé leur côté « politique », ils ont agi comme un groupe politique et ont abandonné les prétentions de pureté religieuse. Ils devaient publier un quotidien et avaient donc besoin de papier, dans un contexte de forte pénurie. Ils ont approché Sidqi et ont obtenu en retour les subventions nécessaires. Ils se sont élevés contre le Comité patriotique des étudiants et des travailleurs [une coalition de wafdistes et de marxistes] et ont essayé de fonder un autre comité, en coopérant avec Sidqi. Nous avons compris qu’ils étaient comme tous les autres politiciens, préférant leurs propres intérêts et ceux de leur groupe à leurs principes proclamés et à l’intérêt national. J’ai longuement discuté avec Nasser de nos relations avec les Frères, et il m’a confié ses craintes que les Frères nous utilisent, en tant qu’officiers, pour leurs propres intérêts et non pour ceux du pays. Je lui ai confié mes sentiments ; et nous sommes convenus que nous nous étions compromis plus que nécessaire avec ce mouvement et que nous devions nous retirer. Certes, il est impossible de dire : ce jour-là, nous avons quitté le mouvement. Mais des doutes emplissaient nos cœurs, nous ne nous entendions plus, nous ne montrions plus ni zèle ni enthousiasme ; Gamal et moi nous sommes peu à peu éloignés (…). Dès le début (de) 1947, nos rapports, Gamal et moi, avec les Frères étaient très distants.  »

Ahmad Tuyama, membre officier de l’Organisation, quitte les Frères musulmans car il  » veut libérer son pays et ne pas devenir un meurtrier, le meurtre étant l’un des péchés les plus graves (…). Je ne suis pas Dieu pour décider qui est un traître et qui ne l’est pas.  »
Un autre officier, Ukasha, explique que : « La compromission de la Confrérie dans des choses mystérieuses, comme les assassinats, et d’autres actions connexes, nous a inspiré de la répulsion et nous a fait comprendre la nécessité de créer une organisation mondiale n’adhérant à aucune doctrine sectaire. »
Les Frères musulmans étaient et resteront un allié des Britanniques. L’année où Nasser met fin à l’occupation britannique de l’Égypte, les Frères musulmans tentent de l’assassiner le 26 octobre 1954, alors qu’il prononce un discours célébrant le retrait britannique.

Al Dustour : Pourquoi le groupe a-t-il perdu sa position et son contrôle en Tunisie, en Egypte et au Maroc ?

Youssef Hindi : Il n’existe pas de réponse unique à cette question, car le contexte politique est différent dans chacun de ces pays. Au Maroc, les Frères musulmans sont représentés par un parti politique, le PJD (Parti de la justice et du développement), qui n’est pas arrivé au pouvoir à la suite d’une révolution, mais plutôt par le biais d’élections. De plus, les Frères musulmans sont totalement domestiqués par le Palais.

En Tunisie, la politique d’Ennahda est un échec, aggravé par les divisions internes. Le 25 juillet 2021, le président tunisien, Kaïs Saied, a déclaré l’état d’urgence, suspendu le parlement et limogé le premier ministre. Cette décision fait suite à 10 ans de gestion catastrophique d’Ennahda. La décision du président avait d’ailleurs provoqué la joie des foules exaspérées par la politique de la confrérie au pouvoir.

En Égypte également, la gestion de la Confrérie a abouti à la reprise du pouvoir par l’armée et à l’emprisonnement de Morsi.
Les Frères musulmans, comme beaucoup de mouvements révolutionnaires, sont passés maîtres dans la subversion mais ne savent pas gouverner. L’écrivain français Anatole France (1844-1924) disait :  » La République gouverne mal, mais elle se défend bien « . Ceci s’applique également aux Ikhwan.
À l’époque d’al-Banna, le même problème existait. L’objectif du fondateur des Frères musulmans était de prendre le pouvoir, mais il n’avait pas de programme politique. Lorsque, par exemple, ses alliés insistaient pour préparer un programme, notamment économique et social, Hassan al-Banna répondait :
 » Si je prépare un programme, je m’attirerai le contentement des uns et le mécontentement des autres, je gagnerai des soutiens et j’en perdrai d’autres. Je ne veux pas cela.  »

Al Dustour : Pourquoi le groupe n’a-t-il pas été déclaré organisation terroriste dans les pays occidentaux jusqu’à présent ?

Youssef Hindi : Comme je l’ai expliqué plus haut, les Frères musulmans sont un outil aux mains des anglo-américains depuis les années 1940. Cela explique pourquoi les vassaux des Etats-Unis ont toléré les Frères musulmans sur leur territoire, malgré le danger qu’ils représentent.
Pour l’instant, les réseaux des Frères musulmans ne sont pas très actifs, mais peut-être que demain les puissances occidentales auront à nouveau besoin des Ikhwan.

Al Dustour : En conclusion, de nombreux experts affirment que le groupe Boko Haram, les Talibans et ISIS ont tous émergé du berceau de la Fraternité et avec les enseignements de Sayyid Qutb, votre commentaire ?

Youssef Hindi : Je ne suis pas tout à fait d’accord. À mon avis, les groupes terroristes takfiristes sont les héritiers de Muhammad ibn Abd al-Wahhab (1703-1792), le fondateur du wahhabisme. Puis, dans la première moitié du 20ème siècle, des réformistes, précurseurs d’al-Banna, comme Rachid Ridha (1865-1935), qui était à la solde du roi d’Arabie Saoudite Abdelaziz ibn Saoud, sont devenus les promoteurs du wahhabisme dans les pays arabes, à commencer par l’Egypte.
Hassan al-Banna était le disciple de Rachid Ridha, réformateur et promoteur du wahhabisme. D’une certaine manière, les Frères musulmans sont nés de la fusion du wahhabisme et du réformisme islamique, issu des loges maçonniques.

Les liens entre les Ikhwan et les wahhabites saoudiens se poursuivront pendant des décennies, via, l’Arabie saoudite et certains penseurs comme les frères Qutb.
Sayyid Qutb et son frère Muhammad ont été arrêtés à l’été 1965 pour avoir planifié l’assassinat de dirigeants égyptiens et le renversement du gouvernement.
En 1966, Sayyid a été exécuté, mais Muhammad a été épargné. Il s’installe, avec d’autres Frères musulmans, en Arabie saoudite. À partir de 1972, Muhammad Qutb devient professeur à l’université de UM al-Qura à La Mecque et à l’université du roi Abdel Aziz à Djeddah. Ainsi, Muhammad Qutb a diffusé les idées de son frère en Arabie saoudite. Oussama Ben Laden assistait régulièrement à ses cours.16
Selon le témoignage du journaliste saoudien Jamal Kashoggi (2006), Muhammad Qutb se retrouvera plus tard à Peshawar avec Ben Laden et Ayman Zawahiri.

Ayman Zawahiri, l’actuel chef d’Al-Qaïda, est un ancien membre des Frères musulmans.
Pendant la guerre de Syrie, nous avons vu à nouveau l’alliance des Frères musulmans et des Tafrkiristes wahhabites. En fait, ils disaient exactement la même chose et agissaient de la même manière. Le Frère musulman Yusuf Al-Qardaoui a soutenu activement les terroristes en Libye et en Syrie. Sur Al-Jazeera, le 21 février 2011, il a émis une fatwa appelant au meurtre de Kadhafi17.
Toujours sur Al-Jazeera, en décembre 2012, il a appelé au meurtre de masse en Syrie :  » Ceux qui agissent avec le pouvoir, il est obligatoire pour nous de les tuer tous : militaires, civils, ulémas, ignorants (…) ceux qui sont du côté de ce pouvoir injuste (régime syrien). « 18

En 2011, lors d’une émission télévisée sur une chaîne saoudienne, Adnan Arour, un ancien Frère musulman, a menacé tous les musulmans de Syrie, qu’ils soient sunnites ou chiites (ainsi que les alaouites, les ismaéliens, etc.) qui s’opposent aux terroristes, de  » les faire découper et de les donner aux chiens « .Les racines du terrorisme et des Frères musulmans sont beaucoup plus profondes que ne le disent la plupart des experts, et c’est ce que j’ai démontré dans mon livre  » L’Islam politique « .

 

1https://www.midilibre.fr/2016/10/20/argent-rolex-cadeau-un-livre-denonce-les-derives-entre-qatar-et-politiques,1412734.php
2 https://www.nouvelobs.com/politique/20141212.OBS7697/sarkozy-s-offre-une-conference-remuneree-au-qatar.html
3 Christian Chesnot et Georges Malbrunot, Qatar papers : Comment l’émirat finance l’islam de France et d’Europe, Michel Lafon, 2019.
4https://www.lesclesdumoyenorient.com/Freres-musulmans-de-Syrie.html
5Jean-Loup Izambert, 6, l’État français complice de groupes criminels, t. 1, IS Édition, 2015 ; 56 — tome II : Mensonges et crimes d’État, t. 2, IS Edition, 2017.
6New York Times, U.S Relies Heavily on Saudi Money to Support Syrian Rebles, 23/01/2016.
7 The U.S. administration supported the Muslim Brotherhood during the 2012 Egyptian presidential elections and the president-elect (and one year later deposed) Mohamed Morsi. Morsi was educated in the United States and holds U.S. citizenship. He has worked as an engineer at NASA. The links between Barak Obama and the Muslim Brotherhood are established in this article : http://www.solidariteetprogres.org/actualites-001/freres-obama-protecteurs-terrorisme-islamique-saoudien-10481.html
8https://fr.sputniknews.com/presse/201706151031844748-qatar-isolement-coalition-monde-islamique/
9 http://www.presstv.ir/DetailFr/2017/06/09/524734/Le-Pakistan-envoie-militaires-au-Qatar
10https://fr.sputniknews.com/international/201706051031704092-crise-relations-diplomatie-rupture-golfe-qatar-iran-syrie/
11 http://www.presstv.com/DetailFr/2017/06/08/524627/Arabie-Saoudite-Egypte-Emirats-Arabes-Unis-Bahren-crise-tension-relations
12https://www.youtube.com/watch?v=hZhbwvDyaLo#t=242
13 https://www.arte.tv/fr/videos/080544-000-A/qatar-guerre-d-influence-sur-l-islam-d-europe/
14https://strategika.fr/
15 Abd al-Azîm Ramadan, Al-ikhwân al-muslimûn wa-l-tanzîm al-sirrî, Cairo, Rose al-yûsuf, 1982, pp. 50-51.
16 Lawrence Wright, Looming Tower: Al Qaeda and the Road to 9/11, NY, Knopf, 2006, p. 79.
17 Global Voices, Libye : Le dignitaire religieux Qardawi prononce une Fatwa à l’encontre de Kadhafi, 22/02/2011.
18Oumma.com, Qaradâwî a-t-il une responsabilité morale dans l’assassinat de Ramadan Al-Bouti ? 26 mars 2013.

 

Youssef Hindi pour le journal egyptien Al-Dustour, Traduction faite par Arthur en exclusivité francophone pour le Réveil des Moutons

Entretien avec le journal égyptien Al-Dostor (version complète et en anglais) – Youssef Hindi (wordpress.com)

 

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