29 mars 2024

Guerre en Ukraine : quelle est la doctrine russe ?

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Après deux mois de guerre, la presse système occidentale nous abreuve d’un « narratif » qui raconte que l’armée russe est une armée en carton, qu’elle est complètement en échec sur le terrain, et qu’avec les tombereaux d’armes que l’Occident déverse sur l’Ukraine, celle-ci « va gagner la guerre ». À l’appui de cette présentation, on mobilise sur les plateaux des « experts » qui sont soit incompétents, soit stipendiés et en service commandé. Il existe heureusement des gens sérieux qui essaient d’appréhender de comprendre ce qui se passe. Sylvain Ferreira en fait partie. Il nous fait ici est une nouvelle fois une présentation de la situation beaucoup plus proche de la réalité. Régis de Castelnau

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Il faut tout d’abord rappeler que le pivot de la doctrine russe, héritée de l’armée rouge, est l’art opératif. Cette articulation entre la tactique et la stratégie conceptualisée dans les années 20 et 30 par des théoriciens militaires passés à la postérité : Toukhatchevski, Svechine, Isserson et Triandafillov. C’est l’art opératif qui a permis à l’URSS de vaincre la Wehrmacht au cours de la Seconde Guerre mondiale. Cette doctrine est née pour faire face à la modification des enjeux à la fois à l’expansion géographique des opérations militaires et à l’expansion des effectifs des armées modernes qui, de plus, bénéficient d’une mécanisation et d’une motorisation importantes à l’issue de la Grande Guerre. Il s’agit non seulement de percer le front adverse en un ou plusieurs lieux avec des unités de rupture très largement dotées en artillerie et en appui aérien pour ensuite pénétrer dans la profondeur du dispositif névralgique – jusqu’à plusieurs centaines de kilomètres de la ligne de front – de l’adversaire avec d’autres unités, généralement des armées de char, pour le neutraliser et lui ôter les moyens de poursuivre le combat. L’art opératif recouvre non seulement cette réalité baptisée de « l’opération en profondeur », mais il recouvre également la notion de simultanéité ou de séquençage dans le temps de plusieurs opérations contre un même adversaire. L’été 1944 verra ainsi l’armée rouge faire une véritable démonstration de ce nouvel art en conduisant de manière séquencée plusieurs opérations (Bagration/Lvov-Sanomiercz/Iassi-Chisinau) pour repousser la Wehrmacht de plusieurs centaines de kilomètres tout en détruisant un nombre considérable de divisions allemandes. La mise en œuvre de l’art opératif nécessite une solide formation à la fois théorique et pratique pour manœuvrer des effectifs importants et surtout pour savoir à partir de quel moment le front adverse est suffisamment disloqué pour introduire dans la brèche les forces d’exploitation dans la profondeur. L’intérêt tactique sur les moyens d’obtenir cette rupture intéresse peu les théoriciens car il nécessite un corps d’officiers subalternes et de sous-officiers qui a toujours fait défaut à l’armée rouge. Par ailleurs, la réalisation, en soi, de cette rupture du front ne saurait constituer la garantie du succès opératif. Enfin, la planification et l’exécution des opérations est avant tout le fruit d’une réflexion intellectuelle et d’un travail d’état-major particulièrement exigeant et méticuleux qui se déroulent loin des combats. Les officiers impliqués dans cette tâche titanesque ne bénéficient pas des « coups de projecteurs » qui mettent en avant leurs collègues sur le terrain lorsqu’ils font preuve de bravoure pour emporter un nid de mitrailleuses ou débarquer sur une plage sous les tirs adverses. C’est un travail de l’ombre où la gloire n’a pas sa place.

La doctrine russe actualisée

Bien évidemment depuis 1945 et a fortiori depuis la fin de l’URSS, la doctrine russe a su s’adapter aux nouvelles contingences liées à l’évolution de la guerre moderne, notamment en ce qui concerne le rôle joué par l’informatique, la communication en temps de guerre ou encore les problèmes de combats asymétriques contre des adversaires non-étatiques1. Néanmoins, l’art opératif demeure un socle sur lequel se greffent ces nouveaux éléments. Par ailleurs, dans le cadre de l’Ukraine, la doctrine russe a dû s’adapter à une nouvelle réalité : limiter les pertes au sein de la population ukrainienne considérée comme une population « sœur » pour ne pas s’aliéner l’opinion publique russe. Cela a considérablement gêné le bon déroulement des opérations russes au point qu’il a fallu faire une mise au point pour préciser que cette restriction ne devait pas s’appliquer « au détriment du personnel des unités »2. Malgré l’augmentation colossale des frappes de missiles, de roquettes et d’artillerie menées par l’armée russe depuis début avril, force est de constater que cette limitation continue de s’appliquer lorsque c’est possible. Dans le même temps, l’armée ukrainienne n’applique quant à elle aucune limite de ce type à l’égard de sa propre population comme en témoignent les multiples frappes de missiles Tochka – U ou de MLRS (lance-roquettes multiples) contre Kherson3 la semaine dernière, Kramatorsk ou Donetsk4 auparavant.

Depuis le début de la phase 2 de « l’opération spéciale » russe, l’armée russe opère de manière beaucoup plus concentrée géographiquement pour détruire le principal corps de bataille ukrainien qu’elle a préalablement fixé dans le Donbass, grâce notamment à sa tentative avortée de s’emparer de Kiev dans les premiers jours du conflit5. Si cette vaste région compte encore des habitants, la majorité de la population a fui le secteur depuis le mois de mars pour éviter de subir le poids des combats. Dès lors, l’armée russe peut donc déployer son impressionnante puissance de feu pour venir à bout des brigades ukrainiennes qui tiennent le front. Les Ukrainiens dont la logistique commence à souffrir à la fois des frappes directes sur leurs positions, mais aussi et surtout des destructions opérées dans la profondeur du dispositif ukrainien par des tirs permanents de missiles de croisière dont certains experts nous prédisaient pourtant doctement l’épuisement des stocks. Pour ne rien arranger, le principal dépôt de munitions ukrainien pour alimenter la bataille du Donbass est tombé entre les mains des Russes le 22 avril dernier6. Ce matraquage en règle n’a rien de spectaculaire, mais il est d’une efficacité redoutable. Il est méthodique et lent car les Russes ne sont pas pressés. Toutes les sanctions diplomatiques et économiques dont l’UE ou les États-Unis pouvaient les menacer ont déjà été prises. La majorité des armes livrées par l’OTAN n’arrivent pas à rallier la ligne de front en raison des destructions directes opérées par les missiles russes ou par la neutralisation du réseau ferré ukrainien. Par ailleurs, les effectifs russes n’ont pas augmenté, on parle toujours de plus ou moins 200 000 hommes (auxquels il faut ajouter environ 30 000 combattants des Républiques autoproclamées), ce qui fait que le rapport de force global sur le terrain est toujours proche de la parité. Il faut donc réduire préalablement par les feux les effectifs ukrainiens avant d’engager la phase d’exploitation opérationnelle. Dans ce domaine, les Russes excellent et disposent des moyens adaptés pour venir à bout des puissants réseaux de fortifications de campagne installés dans la région depuis 2015. Bien évidemment, certains points particuliers du front sont l’objet de combats tactiques acharnées dans lesquels l’armée ukrainienne continue d’infliger des pertes à son adversaire, mais elle en encaisse également beaucoup et, elle n’a aucun moyen de les combler avec des éléments aguerris. De même, aucune relève des unités de première ligne n’est envisageable en raison de la maîtrise quasi absolue du ciel ukrainien par l’aviation russe qui interdit tout redéploiement d’envergure. Les unités ukrainiennes sont donc condamnées à une attrition lente, mais certaine jusqu’à la destruction totale sous le feu de l’artillerie et des roquettes russes.

Vers la rupture du front ?

À l’heure qu’il est, certaines informations commencent à filtrer selon lesquelles, les brigades ukrainiennes qui défendent le Donbass auraient déjà subi près de 60% de pertes (tués, blessés, prisonniers, disparus). Les images des prisonniers ukrainiens laissent également penser que les soldats de Kiev sont au bord de l’épuisement physique et psychologique qu’engendre le bombardement constant de leurs positions et la détérioration de la chaîne logistique. Certains prisonniers expliquent même qu’ils ont été purement et simplement abandonnés à eux-mêmes par leurs officiers qui leur interdisent de se rendre tout en désertant eux-mêmes leur poste7. Dans le même temps, on constate que les soldats ukrainiens si friands des réseaux sociaux au début du conflit pour filmer leurs exploits contre l’armée russe sont de plus en plus discrets voire muets depuis la mi-avril alors que parallèlement les soldats des Républiques autoproclamées et les Tchétchènes de Kadyrov publient de manière croissante des images terribles des positions ukrainiennes récemment conquises et dans lesquelles s’accumulent les corps désarticulés des soldats ukrainiens. Le recoupement de ces informations laisse entendre que, malgré la résistance acharnée de l’armée ukrainienne, la rupture du front est probablement proche. C’est seulement à ce moment-là que les forces russes commenceront l’exploitation, spectaculaire, dans la profondeur du dispositif ukrainien. Il est difficile d’imaginer qu’alors que les unités ukrainiennes stationnées dans l’ouest du pays seront capables d’arrêter les unités blindées/mécanisées russes lancées en avant vers le Dniepr. Il sera alors temps pour nos « experts » de comparer l’efficacité de cette approche, avec celle qui prédomine dans nos armées. Celle qui a mis plus de deux mois pour venir à bout d’une armée irakienne pourtant beaucoup moins puissante que celle de l’Ukraine.

source : Vu du Droit

Guerre en Ukraine : quelle est la doctrine russe ? (reseauinternational.net)

 

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