20 avril 2024

La tragédie du Yémen et les manœuvres américano-saoudiennes

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Le président yéménite Abdrabbuh Mansour Hadi a démissionné et remis le pouvoir à un nouvel organe, le Conseil du leadership du président (CLP) (NDT : en anglais, PLC pour «the President’s Leadership Council »). Il a limogé son vice-président, Ali Mohsen al-Ahmar, dans un développement soudain que l’on pense avoir été provoqué par de nouvelles astuces américaines et saoudiennes. Selon les médias, le royaume a « récompensé » cette décision en promettant une aide financière de 3 milliards de dollars pour soutenir l’économie yéménite en partenariat avec les Émirats arabes unis. En février, des sources bien informées ont déclaré à la publication arabe Al-Araby Al-Jadeed que les dirigeants saoudiens étaient convaincus que la création d’un tel conseil était nécessaire pour « corriger les défauts inhérents au système présidentiel du Yémen ». Cette initiative est considérée par beaucoup comme une tentative concertée des États-Unis et de l’Arabie saoudite, qui s’est effondrée dans une guerre de plusieurs années contre le peuple yéménite, pour unir les forces soutenues par l’Arabie saoudite contre les Houthis yéménites.

Un récent rapport du Wall Street Journal (WSJ), qui dispose d’excellents informateurs au sein du Département d’État et du Pentagone, examine de manière assez détaillée l’abandon « volontaire » du pouvoir par le président yéménite Abdrabbuh Mansour Hadi et son transfert au Conseil de huit membres. Révélant les événements qui ont conduit à cette décision, perçue comme un « bouleversement » majeur de la politique yéménite, d’autant plus qu’elle intervient au moment d’une trêve de deux mois entre la coalition dirigée par l’Arabie saoudite et les Houthis yéménites, le WSJ suggère que la décision d’Abdrabbuh Mansour Hadi est le résultat de fortes pressions américaines et saoudiennes. Le président « indépendant » du Yémen vit d’ailleurs toujours en Arabie saoudite depuis le printemps 2015, date à laquelle la coalition dirigée par Riyad a lancé une intervention militaire au Yémen, entraînant une guerre civile qui a apporté une misère indicible aux Yéménites.

Selon les sources du WSJ, Abdrabbuh Mansour Hadi est apparu dans une rare vidéo où on le voit serrer la main des membres du nouveau conseil alors qu’il est sous le coup d’une « assignation à résidence de fait » en Arabie saoudite, similaire à celle subie par l’ancien Premier ministre libanais Saad Hariri en novembre 2017. Selon les sources saoudiennes du WSJ, Hadi est emprisonné dans sa maison à Riyad avec toutes les communications. Les sources ont cité les pratiques de corruption et son incapacité à rester ferme contre les Houthis comme les principales raisons de la décision de le remplacer.

La direction du CLP est revenue à Rashad al-Alimi, l’un des conseillers politiques les plus en vue de l’ancien président Hadi depuis 2014. Avant cela, il était l’une des personnalités connues sous le régime précédent, sous lequel il a occupé divers postes de haut niveau dans les secteurs de la sécurité et du renseignement entre 2000 et 2011, année où il a survécu à une attaque de missiles contre le palais présidentiel de Sanaa. Al-Alimi a continué à agir dans les coulisses au cours des années suivantes en tant que figure de proue du Congrès général du peuple (CPG), affilié au gouvernement, et a également été l’un des initiateurs de l’Alliance nationale des forces politiques yéménites (NAYPF), qui s’est activement opposée aux rebelles Houthis.

Outre les relations cordiales qu’il entretient avec un large éventail de forces politiques nationales, M. al-Alimi entretient des liens étroits avec l’Arabie saoudite et les États-Unis, ce qui a assuré son ascension. Quelques heures seulement avant sa nomination, l’envoyé spécial américain pour le Yémen, Tim Lenderking, l’a rencontré pour lui donner des instructions envoyées par Washington, selon les médias arabes. En s’assurant de l’inclusion de personnalités influentes ayant des liens militaires étroits dans le nouveau Conseil, les architectes américano-saoudiens du changement espèrent éviter une répétition de la « fragilité de la présidence Hadi ». Ils espèrent également accroître la stabilité, si tant est que cela soit possible dans le contexte yéménite actuel, en donnant au chef du Conseil des pouvoirs absolus, auxquels les membres du Conseil ne peuvent déroger.

En plus des tâches générales assignées au CLP, qu’il s’agisse de l’administration politique et militaire de l’État, de la définition de la politique étrangère ou de la facilitation de l’exercice des pouvoirs gouvernementaux, la décision donne au chef du Conseil des pouvoirs exclusifs, dont le commandement général des forces armées et la « représentation de la république à l’intérieur et à l’extérieur ». De même, seul le chef du Conseil aura le pouvoir exclusif de nommer les gouverneurs provinciaux, les chefs de la sécurité, les juges de la haute cour et un gouverneur de la banque centrale après consultation du premier ministre, à condition que les noms soient approuvés par les membres du CLP. De même, il sera chargé de nommer les ambassadeurs et de ratifier les lois.

Le CLP est composé d’un président et de sept adjoints, dont le cheikh Sultan al-Arada, dont le maintien au poste de gouverneur de Marib reste incertain. Outre le président Rashad al-Alimi, le Conseil comprend deux autres membres du GPC : le général de brigade Tarek Saleh, neveu de l’ancien président yéménite décédé, et le cheikh Osman Meghali, qui était auparavant l’un des conseillers de Hadi. Les membres du Conseil originaires du sud semblent avoir des liens étroits avec les Émirats arabes unis. Il s’agit notamment d’al-Zubaidi, qui dirige le Conseil de transition du Sud (NDT : en anglais, « the Southern Transitional Council (STC) »), d’al-Muharrami, qui commande les Brigades géantes salafistes et soutenues par les EAU, et d’al-Bahsani, gouverneur du Hadramawt. Parmi les membres du nord, Saleh est également étroitement associé aux Émirats arabes unis. En ce qui concerne les partis politiques, le parti Islah a obtenu deux sièges au conseil par l’intermédiaire de Bawazir, qui était directeur du bureau présidentiel (pendant le mandat de Hadi), et du gouverneur pro-islamiste de Marib, Sheikh Sultan al-Arada.

Cependant, l’intégration des partis politiques yéménites ne semble pas avoir été l’objectif principal de ceux qui ont organisé le transfert de pouvoir. L’objectif est probablement de former un consensus apparent entre les principales forces armées sur le terrain, notamment les Brigades des géants, le STC, les groupes de Saleh et les forces d’al-Bahsani, qui supervise les forces armées yéménites dans la deuxième région militaire et pourrait prendre le commandement de la première circonscription militaire. En outre, en raison de l’instabilité devenue endémique sur la scène politique yéménite, s’il n’y a pas de consensus autour des décisions, « elles seront prises à la majorité simple. » En conséquence, « s’il n’y a pas de majorité simple, la question est renvoyée à une réunion conjointe avec le président de la Commission de consultation et de réconciliation », précise le communiqué. Les décisions sont alors prises lors d’une réunion conjointe du CLP et du présidium de la Commission de consultation et de réconciliation par un vote à la majorité simple des personnes présentes, et en cas d’égalité des voix, le parti voté par le président du CLP l’emporte.

Alors que la plupart des forces actives sur le terrain au Yémen – hormis les Houthis – sont devenues partenaires du conseil, la réaction des Houthis reste à voir. Cette décision les nomme pour la première fois « Ansar Allah » (plutôt que « putsch (militaire) »), ce qui est pris comme un signal qu’ils veulent entamer un dialogue avec eux. Mohammed Ali al-Husi, figure de proue des Houthis, n’a pas tardé à critiquer la décision de transfert de pouvoir, en déclarant sur Twitter que « Hadi n’a aucun pouvoir à remettre à qui que ce soit », mais il a rapidement supprimé cette déclaration de sa page officielle.
Maged Al-Madhaji, directeur exécutif du Centre d’études stratégiques de Sanaa, estime qu’il n’est pas encore clair comment ce changement affectera les relations avec les Houthis, mais une restructuration complète du bloc qui combat le groupe sera certainement « une source d’anxiété pour les Houthis. » Al-Madhaji ajoute : « La création de ce conseil offre une opportunité soit d’entamer une véritable voie de négociations [avec les Houthis], soit de réorganiser la lutte contre les Houthis sur le plan militaire et politique. » La décision donnera sans aucun doute un élan à toute voie, mais il faudra du temps avant « de voir des résultats, car nous verrons d’abord une phase de transition et assisterons à la résistance de certaines personnes ayant des intérêts particuliers qui ont accédé à des positions puissantes autour du président Hadi et l’ont entouré au cours de la dernière période. » En outre, le chercheur yéménite estime qu’avec le départ de Hadi et l’octroi de pouvoirs absolus au président du CLP, les Yéménites verront une approche politique différente. Les opportunités et les scénarios que ce mouvement pourrait générer, comme le soulignent les analystes, sont nombreux et variés. L’un de ces changements pourrait être que « la réintégration effective des Émirats arabes unis et de leurs alliés dans le giron saoudien pourrait stimuler de nouveaux progrès et atténuer les graves tensions qui existent sur ce front. » C’est facile sur le papier, mais comment tout cela peut-il être mis en pratique dans une république déchirée par les conflits?

Cependant, les Yéménites, et surtout les rebelles Houthis, qui veulent aussi leur part de pouvoir au Yémen, accepteront-ils tout cela ? Tout cela pourra être connu après la fin du mois sacré du Ramadan. Mais, quoi qu’il en soit, le feu amer de la lutte, dans lequel les États-Unis et l’Arabie saoudite versent généreusement de l’essence, va continuer. En théorie, tout le monde sait que le pouvoir ne se transmet pas à un conseil inconnu, mais se conquiert sur le champ de bataille.

 

Viktor Mikhin, membre correspondant du RANS, en exclusivité pour la revue en ligne “New Eastern Outlook”.
Source : https://journal-neo.org/2022/05/02/yemen-s-tragedy-and-us-saudi-maneuvers/

Article traduit par Arthur pour le Réveil des Moutons 

 

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